jeudi, avril 13, 2006

La presse dans la guerre : le naufrage du Lusitania


Notre étude a délaissé sciemment la période de la Grande Guerre en raison de la censure qui s’abat sur la presse française le 2 août 1914. Etudier le contenu d’un journal perd beaucoup d’intérêt dès lors que ce contenu n’est pas rédigé sous le régime de la liberté d’expression. Cependant, après avoir cerner les particularités du traitement de l’information en période de guerre, nous allons étudier le torpillage du Lusitania le 7 mai 1915.

La presse dans la guerre

L’entrée de la presse dans la guerre se fait avec l’appel à la mobilisation générale. Les premiers jours du mois d’août 1914, l’ensemble des journaux du département publie le décret du Président de la République qui ordonne la mobilisation générale de tous les hommes non présents sous les drapeaux et appartenant à l’armée de mer et à l’armée de terre. La date de mobilisation est le dimanche 2 août 1914. Le 2 août est un jour à marquer d’une pierre noire pour l’ensemble des journaux. D’abord, les rédactions des journaux, composées en majorités d’hommes, se vident. Cas extrême, certains journaux voient tous leurs journalistes mobilisés. Le journal La Vallée d’Auge publie le 1er août 1914 un édito intitulé « Que penser ? » qui explique le jeu des alliances qui a conduit à la guerre. Puis, le journal affirme que toute sa rédaction est mobilisée et que, par conséquent, le journal ne paraîtra plus. L’anecdote veut que l’éditorial se termine par : « Eh bien « A Dieu va ! » comme disent les marins ». Outre la mobilisation, le 2 août est également la date d’entrée en vigueur de la censure. En matière d’information maritime, cette censure peut se résumer à cette phrase que nous trouvons régulièrement sur la période et dans différents titres :

« Sur mer – Dans toutes les parties du monde, des bâtiments des nations agissent de concert pour la maîtrise des mers ». Ce genre de phrase ne fournissant aucune information vise à informer le lectorat sur le déroulement de la guerre sans fournir d’éléments pouvant être utiles à l’ennemi. C’est la raison officielle avancée pour justifier la censure de la presse. Mais rapidement, toutes les questions relatives à la guerre sont censurées. Après le naufrage du Lusitania, le Moniteur du Calvados s’insurge contre le détournement du but originel de la censure : « Quand on pense que la censure a été instituée pour empêcher des révélations dangereuses sur les mouvements de nos troupes » (MDC, 12/05/1915). Dans le même éditorial, la rédaction du Moniteur fait un plaidoyer contre la censure abusive : « Me voilà fort embarrassé pour écrire. Je ne sais vraiment quoi dire qui ne soit exposé à tomber sous le ciseau impitoyable de la censure. Non pas que j’en soie autrement alarmé, mais il est toujours pénible d’imposer à ses lecteurs des articles qui perdent toute signification ou qui, grâce aux coupures, disent tout le contraire de ce qu’il voulait dire. En ai-je trop dit, O censure inexorable ? ».

Nous constatons que dès le début de la guerre, la censure malmène la conscience journalistique des rédacteurs calvadosiens. Certes, ils acceptent un contrôle de l’information mais refusent la remise en cause fondamentale de la liberté d’expression. Dans ce contexte difficile pour la presse, comment la presse va-t-elle appréhender le torpillage du Lusitania, événement maritime important de la Grande Guerre ?

Un torpillage annoncé

Il est troublant de constater que le torpillage du Lusitania est présenté comme prévisble. La presse parle d’un «crime prémédité» (ABC, 15/05/1915). Le Progrès Lexovien affirme : « alors que le paquebot allait quitter New York, les Allemands ne manquèrent pas de faire savoir que leur intention était de torpiller le navire » (PL, 11/05/1915). Deux questions se posent à nous. D’abord, pourquoi les Allemands ont-ils annoncé leur volonté de couler le navire ? Une attaque de sous-marin repose en grande partie sur l’effet de surprise. Or, l’Etat-major allemand affirme haut et fort que le Lusitania sera torpillé dès lors qu’il rentrera dans les eaux anglaises. Devant la nécessité de mettre fin à l’approvisionnement en matériel militaire de l’Angleterre, l’Allemagne doit prendre le risque de couler ce type de navire au risque de provoquer une réaction des Etats-Unis qui se tiennent en dehors de la guerre. Annoncer ce torpillage vise justement à faire cesser ce trafic sans avoir à couler un navire. On a sans doute espéré en Allemagne que le Lusitania ne quitterait plus New York. Pourquoi les Anglais ont-ils décidé malgré tout de faire partir le navire qui transportait des Américains? La réponse la plus probable est que les Anglais souhaitaient que le Lusitania soit coulé. La principale préoccupation anglaise mais aussi française en ce début de guerre est l’entrée dans le conflit des Etats-Unis. Or, chacun sait et la presse s’en fait l’écho, que l’opinion publique américaine est encore réticente à l’entrée en guerre. Une attaque contre des citoyens américains provoquerait sans doute une réaction de l’opinion en faveur de la guerre. Comme pour confirmer cette hypothèse, la presse présente le torpillage du Lusitania comme une attaque contre les Etats-Unis. On l’affirme « propre à pousser jusqu’aux extrêmes limites l’irritation du peuple américain » (PL, 11/05/1915). La Croix affirme qu’il y avait « 2000 passagers à bord dont beaucoup d’Américains ». (CC, 14/05/1915). Sur 1959 personnes à bord, il n’y avait que 159 Américains à bord. Certes, 128 d’entre eux, soit 8 sur 10, ont péri lors du naufrage. Pourtant, le nombre de passagers américains ne permet pas de considérer que le torpillage est une attaque contre les Etats-Unis. Pourtant, dans l’esprit du lecteur de presse, c’est bien l’Amérique qui est visée par cette attaque. L’autre élément troublant est que plusieurs passagers du Lusitania ont reçu des télégrammes anonymes les enjoignant à ne pas embarquer sur le navire. Le Moniteur affirme que ces télégrammes ont été envoyés par des Allemands vivants au Etats-Unis et y voit une menace. Ces télégrammes dont l’origine est floue prouvent que de nombreuses personnes connaissent le risque accru de ce voyage.

Plusieurs éléments nous permettent de penser que le gouvernement anglais ne fit rien pour empêcher le torpillage du Lusitania. La presse nous fournit l’ensemble de ces éléments et le lecteur attentif s’est indéniablement posé la question : pourquoi les Anglais n’ont-ils pas pris les mesures nécessaires pour éviter le torpillage ? Cela nous amène à nous interroger sur les enjeux et les conséquences du torpillage du Lusitania.

Enjeux et conséquences du torpillage du Lusitania

La première question soulevée lors du torpillage concerne la nature civile ou militaire du paquebot. La presse calvadosienne dans son ensemble accuse le sous-marin allemand d’avoir coulé un navire civil. On lit : « Qu’on ne dise pas que c’est un fait de guerre, Le personnel et les passagers du « Lusitania » n’étaient pas des combattants. Ils étaient sans arme et sans défense. C’est un massacre d’innocents » (ABC, 15/05/1915). Cette accusation est présente dans la plupart des articles. Le 10 mai, le Moniteur publie la réponse allemande à cette grave accusation : le torpillage du Lusitania est justifié parce ce que ce transatlantique est classé comme croiseur auxiliaire. Ce statut intègre le navire dans la marine de guerre britannique. Les Anglais nient farouchement l’utilisation du Lusitania à des fins militaires alors que les Allemands affirment qu’il transportait des armes. L’ouverture des archives britanniques en 1972 a révélé que le navire transportait bien des munitions, dont environ 4200 caisses de cartouches de fusil, et qu’il était armé de 12 canons de 6 pouces[1]. Le Lusitania était donc bien une cible militaire. L’accusation anglo-française était donc un fait de propagande dont la presse calvadosienne s’est faite l’écho. Seul le Moniteur publie la réponse allemande.

L’enjeu principal de ce torpillage est connu de tous. L’entrée en guerre des Etats-Unis est souhaitée et encouragée par l’ensemble de la presse française. Comme pour s’en convaincre, le Moniteur rapporte : « M. Wilson se déclare désolé de la gravité de la situation et se rend compte très sérieusement mais avec calme de la marche qu’il doit suivre. Il sait que ses concitoyens désirent qu’il agisse après réflexion mais avec fermeté » (MDC, 10/05/1915). On se plaît à écrire « La colère gronde aux Etats-Unis ». Il est vrai que la perte du Lusitania a profondément choqué l’opinion américaine. La protestation officielle américaine ne cache pas les conséquences de cette attaque : « Aux vues des actes récents de violation de la loi américaine sur l’océan avec pour point culminant le torpillage du navire britannique « Lusitania » le 7 mai 1915 par lequel plus de 100 citoyens américains ont perdu la vie, il est clairement nécessaire que le gouvernement des Etats-Unis et le gouvernement de l’Empire Germanique parviennent à une clarté et à une compréhension totale de la grave situation qui pourrait en résulter »[2]. Si le torpillage du Lusitania ne va pas provoquer directement l’entrée en guerre des Etats-Unis, il a poussé le pays vers la « neutralité bienveillante » à l’égard des alliés. L’opinion publique américaine n’a jamais digéré la perte de ses compatriotes et le souvenir en est encore bien présent dans les esprits lorsque les Etats-Unis s’engagent aux cotés des alliés en 1917.

La propagande idéologique

Le torpillage du Lusitania est une occasion parmi d’autres pour la presse de mener une virulente campagne contre l’Allemagne. Le premier volet de cette propagande consiste à présenter les faits de guerre de l’Allemagne comme des « attentats, des assassinats, des meurtres ». On qualifie les Allemands de « pirates » et de « bandits ». Ce genre de propos vise à montrer que l’Allemagne est un pays criminel. L’idée est alors que ni les objectifs affichés ni les moyens mis en œuvre par l’Allemagne ne sont tolérables. Le vocabulaire employé appartient au domaine civil et non au domaine militaire. On veut prouver que l’Allemagne ne respecte pas les règles de la guerre. Par la même, on veut démontrer que les Allemands ne sont pas civilisés. On lit le verdict du jury anglais chargé d’enquêter sur le torpillage : « Ce crime effroyable viole les droits des gens et les conventions de tous les civilisés » (ABC, 15/05/1915). En pensant que le Lusitania serait épargné, « on faisait trop d’honneur à ce peuple infâme de le croire susceptible, sinon d’humanité, du moins d’intelligence » (PL, 11/05/1915). La défense de la civilisation est une des justifications idéologiques principales de la guerre. La guerre totale a une dimension idéologique importante puisqu’il faut mobiliser un pays tout entier pour mener l’effort de guerre. La propagande idéologique est omniprésente dans les articles sur le Lusitania. La presse catholique participe également à cette condamnation idéologique. La Croix accuse les Allemands « d’odium generis humani ». Comptant sur la culture latine de son lectorat, le journal catholique considère que les Allemands sont coupables de « haine contre le genre humain ». Si la formule est élégante, le journaliste n’a semble-t-il pas réfléchi au sens de la comparaison. En effet, cette accusation de « haine contre le genre humain » est celle portée contre les chrétiens lors des persécutions romaines en 64 après JC[3]. La comparaison tendrait donc à faire passer les Allemands pour des persécutés, ce qui n’est pas le but de l’article. Le journaliste est semble-t-il emporté par son emphase. Cette anecdote révèle le ton manichéen qui domine l’ensemble des articles sur le Lusitania. Mener une guerre du bien contre le mal justifie à la fois les objectifs et les moyens employés pour y parvenir. Cela ne peut se terminer que par la victoire totale d’un des deux camps.

Enfin, notre dernière remarque sur la propagande anti-allemande concernera le mythe de la troisième torpille. On lit dans la presse : « Ils torpillèrent les canots de sauvetage » (ABC, 15/05/1915). Le journal affirme que les sous-marins allemands ont lancé une troisième torpille en direction des canots de sauvetage mis à l’eau, avant de quitter les lieux. Cette accusation sans fondement a été démentie depuis. Ce mensonge démontre que l’éthique journalistique n’est plus qu’un souvenir en 1915 et que la presse est bien au service de la propagande.

Pour conclure, on peut dire que le torpillage du Lusitania révèle que la presse calvadosienne comme l’ensemble de la presse française n’est plus qu’un instrument de propagande puisque la guerre idéologique y est menée avec acharnement. Toutefois, les enjeux de l’événement sont clairement exposés. La presse nous fournit également les ingrédients d’une polémique sur la responsabilité britannique dans le torpillage. Cette polémique n’éclatera bien évidement jamais compte tenu de la censure qui muselle la presse.


[1] Le torpillage du RMS Lusitania - http://perso.club-internet.fr/dspt/Lusitania.htm, mai 2003.

[2] CHACK, (Paul), Histoire maritime de la première guerre mondiale, Paris, France Empire, 1992.

[3] Tacite, Annales, XV, 44, expliqué par WANKENNE (Ludovic), Université de Bruxelles, http://www.fusl.ac.be/.

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