mercredi, avril 19, 2006

Le Normandie, quand la presse crée la légende

Le super-paquebot Normandie de la Compagnie Générale Transatlantique, condensé de luxe, d’art et de technologie, quitte le Havre pour New York le 24 mai 1935. Il effectue son voyage inaugural, sur fond de crise économique. Quelle est la place accordée par la presse à cet événement commercial alors que les tensions internationales s’accaparent les colonnes ?

Le voyage inaugural du paquebot Normandie a fait l’objet d’un traitement inégal selon les titres. Alors que le Réveil de Condé consacre des articles d’une page et publie des photos grand format pour célébrer le départ du paquebot, le Bonhomme Normand et le Moniteur du Calvados ne consacrent pas une ligne à ce lancemement. Cependant, d’une façon générale, il va bénéficier d’une couverture médiatique exceptionnelle dans la majeure partie des journaux du département.



Un événement qui naît à Saint Nazaire

L’événement Normandie débute au début du mois de mai 1935 par le récit des « Derniers jours de Normandie à Saint Nazaire » dans le Réveil de Condé. Le journal consacre deux Unes consécutives au Normandie alors même que celui-ci quitte les chantiers navals de Saint Nazaire. Deux photos grand format de la proue du paquebot sont publiées à cette occasion. Le portrait du navire est rédigé dans un style très littéraire. On devine la taille du paquebot lorsque les autos sont chargées « telles des jouets ». Le journaliste décrit chacune des évolutions météorologiques en se plaignant de cette « pluie qui tombe toujours les matins de fête ». L’ambiance de l’article est tout à fait particulière. Nous lisons la venue sur place de curieux mais également de cinéastes et de photographes qui vont permettre à tous de voir ce Normandie : «les quais et les jetées, les rochers et les plages, les balcons des phares et des maisons sont noirs de monde ». Le départ de Saint Nazaire vers Cherbourg marque l’apogée de l’article. Le journaliste constate que de nombreux navires se sont rassemblés comme pour mieux se soumettre à leur nouveau maître. Le navire « semble saluer ces humbles embarcations ». Au même moment, la foudre fend par trois fois le ciel comme pour menacer ou saluer le paquebot. L’article se conclut sur le même ton : « Majestueux et tranquille, tous ses feux allumés comme pour une fête nocturne, « Normandie » s’en va seul maintenant dans la tourmente, vers son incertaine destinée » (RDC, 12/05/1935).

Ménager le suspens pour créer l’événement

Pour forger le mythe du Normandie, plusieurs événements sont créés ou amplifiés par la presse pour entretenir le suspens avant son départ.
Le 22 mai 1935, le Journal de Caen titre à la Une : « Est-ce un attentat ? Deux suspects arrêtés à bord du "Normandie" ». Si le titre sème le doute, le contenu de l’article ne laisse aucune place à l’hypothèse de l’attentat. Les deux suspects s’avèrent être des peintres qui ont accidentellement mis le feu à un bidon d’essence en éteignant leur cigarette. Cette version des faits est contestée par la Compagnie Générale Transatlantique, propriétaire du paquebot. Elle affirme que deux peintres ont bien été arrêtés puisqu’ils n’avaient pas respecté l’interdiction de fumer, mais qu’il n’y a eu aucun incendie. Nous voyons donc que la presse se plaît à imaginer une quelconque menace pesant sur le Normandie.
Dans le même numéro, le journal met fin à l’interrogation principale : le Normandie sera-t-il prêt dans les temps ? Il faut dire que le suspens a été entretenu par la grève qui a mobilisé près de 2000 ouvriers des chantiers navals de Saint Nazaire. Le journal rassure en affirmant que les ouvriers travaillent dur pour combler le retard accumulé. Le Normandie est décrit comme une ruche qui s’active en prévision du grand jour. Seul ombre au tableau rapportée par le journal, l’ouverture au public prévue pour le 26 mai n’aura pas lieu compte tenu du manque de temps.


Le 23 mai, un communiqué laconique nous rappelle que le départ du Normandie est imminent puisque le Président de la République Albert LEBRUN vient de quitter Paris pour Cherbourg pour « inaugurer la Normandie » (à l’époque, on accordait l’article avec le nom du navire).

La Compagnie Générale Transatlantique a bien compris l’usage commercial que l’on pouvait faire des médias. Elle va ainsi passer un contrat avec la Radio-Diffusion d’Etat et les Postes privés français pour la réalisation de reportages radiodiffusés sur l’inauguration et le voyage du Normandie. Le Journal de Caen nous présente longuement le programme des émissions radiodiffusées. On entendra des entrevues avec des personnalités du monde politique et de la Compagnie Générale Transatlantique, on suivra la traversée du paquebot d’heures en heures. L’Echo honfleurais publie une photographie du Normandie lors de son départ. Une telle couverture médiatique est exceptionnelle et prouve que le Normandie est prêt à créer l’événement.



L’événement Normandie : le ruban bleu

Après le départ du Normandie, la presse observe quelques jours de silence comme pour mieux ménager l’intérêt de son lectorat pour le sujet. Le 5 juin, un article plein d’emphase annonce l’arrivée du paquebot à New York. Le titre de l’article donne le ton. On se plaît à dire que le plus grand paquebot du monde et aussi le plus rapide. Il faut dire que le Normandie a réussit à décrocher le « ruban bleu » qui salue la traversée de l’Atlantique la plus rapide avec une moyenne de 29 nœuds 94. La mesure est faite entre Bishop Rock et le bateau-feu d’Ambrose, ce qui exclut bien sur le départ et l’arrivée du paquebot. « C’est la plus grande vitesse atteinte par un paquebot transatlantique » affirme le Journal de Caen. En effet, le record précédent était détenu par le Rex, transatlantique italien qui avait réalisé une moyenne de 28 nœuds 92. Le ruban bleu est semble-t-il bien connu de tous. Chacun sait qu’il est le symbole de la victoire dans la bataille transatlantique. Et c’est la première fois qu’un navire français le conquiert. L’arrivée à New York est spectaculaire, preuve que l’arrivée du navire était attendu. Au milieu des sirènes « d’une foule de navires » venus l’accueillir, le Normandie salue à son tour les « centaines d’avions » qui le survolent. Une fois amarré, le paquebot reçoit les honneurs de l’armée fédérale qui joue la Marseillaise. Les personnalités de marque, parmi lesquelles Mme LEBRUN, l’épouse du président de la République, sont reçues par les grands notables new yorkais. En France, le président du Conseil prie le Ministre de la marine de bien vouloir transmettre aux dirigeants de la Compagnie Générale Transatlantique ainsi qu’aux officiers et à l’équipage les félicitations du gouvernement : « Cette magnifique performance fait honneur aux constructeurs et aux marins français ».
La traversée du Normandie est l’occasion de se réjouir de la bonne entente franco-américaine. On en vient à souhaiter que « les progrès réalisés dans le domaine des transports maritimes aident les deux nations à travailler de cœur et de volonté au maintien de l’idéal commun, à un rapprochement toujours plus étroit et au maintien de la paix ». Nous voyons donc que les tensions internationales ne quittent jamais vraiment les esprits. Comme par association d’idées, l’article traite ensuite de la réaction de la presse allemande. La presse calvadosienne y lit de l’«admiration » et des « propos enthousiastes ». La presse allemande voit le voyage du Normandie comme un pas vers « la culture et le progrès moderne ». Le Berliner Baersen Zeitung confie même comprendre la satisfaction française puisque la possession d’un tel bateau est prestigieuse.

On peut donc conclure en disant que c’est bien la presse qui crée l’événement Normandie. Après avoir ménagé le suspens et créé un mythe autour du paquebot, elle va porter en triomphe le navire alors que celui-ci s’illustre à l’aller comme au retour par l’obtention du ruban bleu, récompense suprême de l’aventure transatlantique.



L’analyse du traitement des événements maritimes par la presse du Calvados nous permet de tirer plusieurs conclusions. D’abord, le Chéronisme révèle le poids des convictions politiques dans le débat sur la question maritime. Ensuite, la couverture du naufrage du Titanic démontre que la presse calvadosienne est complètement dépassée par un événement de cette ampleur. A tel point que le naufrage du Titanic ne sera pas perçu comme un événement mondial par le lecteur calvadosien trop mal informé. La couverture du torpillage du Lusitania montre que la presse calvadosienne comme l’ensemble de la presse française n’est plus qu’un instrument de propagande, y compris et surtout sur le sujet de la question navale. Enfin, nous avons pu constater que le mythe du paquebot Normandie est construit en grande partie par la presse.

Aucun commentaire: