Comprendre la relation entre le Calvadosien et le monde maritime est une démarche complexe. En utilisant la presse comme source principale, nous tentons d’adopter le regard du lecteur sur la mer. Il faut donc présenter et définir ce qui va constituer notre outil de travail. Entre 1881 et 1914, plus de 400 journaux sont lancés en Basse-Normandie, soit deux fois plus en trois décennies que pendant le siècle précédant 1880[1]. Nous allons utiliser principalement la presse calvadosienne qu’il convient d’abord de décrire. Nous aurons également recours à quelques grands titres de la presse parisienne dans l’étude des grands événements maritimes.
Ce tableau ne vise bien évidement pas à dresser un portrait exhaustif de la presse calvadosienne[2] mais à présenter les titres utilisés dans notre étude. Ce corpus de titres de presse est, rappelons-le, notre principale source d’information.
La presse calvadosienne de la Troisième République est fortement cloisonnée. En dehors du Bonhomme Normand, la zone de diffusion d’un journal se limite à un arrondissement. Nous allons donc étudier, par arrondissement, les journaux qui, par leur influence ou leurs particularités, ont retenu notre attention.
Arrondissement de Bayeux
Au début de la Troisième République, dans les années 1880, l’arrondissement de Bayeux est l’un des moins bien pourvu en matière de presse. Deux journaux se partagent le lectorat bayeusain. L’Echo bayeusain, né en 1842, diffuse son millier d’exemplaires deux fois par semaine. Il reproduit des extraits des journaux de Paris ou de Rouen « toujours hostiles à la République »[3] selon le sous-préfet de Bayeux. La chronique locale est rédigée par le Maire de Bayeux ou son adjoint dans un esprit conservateur voire clérical. Le terrain clérical est également occupé par l’Indicateur de Bayeux qui mène un combat persistant contre le gouvernement. Le sous-préfet affirme que l’Indicateur est « aux ordres de l’évêché ». Quoi qu’il en soit, fidèle à lui-même depuis 1838, le journal défend une opinion cléricale marquée. Aucune publication n’occupe le créneau républicain au grand dam du sous-préfet qui note en juin 1880 : « La création d’un journal Républicain à Bayeux, serait accueilli avec satisfaction par la majorité de la population.[…] Il serait indispensable que la politique du gouvernement fût soutenue dans l’arrondissement par la presse et que l’influence cléricale fût combattue dans la ville elle-même ». Son souhait est entendu puisqu’en 1891 est fondé le Journal de Bayeux, qui s’affirme comme la grande tribune des républicains. Le Journal de Bayeux a connu une remarquable longévité puisqu’il ne disparaît qu’en 1944. L’Echo bayeusain lui ne supporte pas les difficultés liées au Premier conflit mondial et disparaît en 1919. Avec la disparition de l’Echo bayeusain, l’Indicateur renforce sa position de grand journal des conservateurs jusqu’en 1937.
Sur le littoral, le canton d’Isigny est le lieu de publication de deux titres qui rayonnent dans tout le Bessin. L’Avenir du Bessin (1892 – 1944) diffuse à 5000 exemplaires un discours teinté de radicalisme. Son édition locale l’Avenir de Grandcamp-les-Bains paraît de 1892 à 1932.
L’arrondissement de Bayeux n’est pas ce que l’on peut appeler une terre de presse puisqu’il ne compte que vingt-sept titres. Les journaux y sont assez peu nombreux et leurs tirages rarement suffisants pour leur accorder une influence sur l’opinion. La création d’un journal y est plus périlleuse qu’ailleurs. Ainsi, sur les 10 titres fondés sous la Troisième République, seuls 4 paraissent plus de 5 ans. La réelle diversité politique de cette presse vient éclaircir ce portrait un peu terne.
Arrondissement de Pont-l’Evêque
L’arrondissement de Pont-l’Evêque dispose d’un kiosque de soixante-douze titres, remarquable par sa diversité. Les publications y sont en effet nombreuses. On distingue 3 grands pôles de publication : Pont-l’Evêque, Trouville-Deauville et Honfleur.
A Pont-l’Evêque, deux grands titres se disputent le lectorat. Le Pays d’Auge défend les idées conservatrices en faisant preuve d’un pragmatisme politique qui lui permet de dépasser le siècle de parution (1837 – 1944). Cette longévité stupéfiante et son tirage (autour de 5000 exemplaires) lui accordent une influence durable sur l’opinion. Radical et anticlérical, La Vallée d’Auge s’affiche comme l’ « Organe du Parti Républicain Démocratique ». Si sa diffusion est plus faible que son concurrent à droite (3500 exemplaires vers 1900), son influence est réelle. Le journal est la propriété de ce que nous pouvons appeler un homme de presse, Raymond Percepied. Imprimeur, il est l’instigateur d’une nébuleuse de feuilles locales en majorité sur le littoral : L’Avenir de Villers sur mer, L’Avenir de Beuzeval-Houlgate, L’Avenir de Dives ou encore L’Avenir de Ouistreham-Riva-Bella. Le caractère local de l’information est cependant limité puisque le contenu de chacune des feuilles est sensiblement le même. La nébuleuse des Avenirs fera l’objet d’une analyse particulière ultérieurement.
La presse honfleuraise révèle la diversité politique de la presse de la Troisième République. Elle offre un panorama complet de toutes les tendances politiques. Nettement à droite, nous trouvons L’Avenir de Honfleur (1906 – 1923). Son discours réactionnaire et clérical trouve une large audience avec un tirage hebdomadaire de 5000 exemplaires. Le radical Journal de Honfleur disparaît en 1911 victime de sa faible popularité. A l’inverse, L’Echo honfleurais (1840 – 1940) parvient à séduire durablement le lecteur par un discours républicain progressiste. La ville portuaire qu’est Honfleur est donc bien un pôle de presse.
Le pôle balnéaire constitué autour de Trouville – Deauville dispose d’une presse à la fois stimulée et concurrencée par la presse parisienne. Les titres sont nombreux mais leur espérance de vie est relativement courte. A cela s’ajoute des tirages trop faibles pour lutter contre l’influence des journaux parisiens. Le très clérical Avenir de Trouville-Deauville (1876 – 1944) s’oppose assez violement au radical Trouville-Gazette qui disparaît en 1914. Le Réveil de Trouville fondé en 1909 est celui qui dispose du plus grand tirage (jusqu’à 3000 exemplaires). D’après Jean Quellien et Christophe Mauboussin[4], il doit son succès à son discours contestataire qui séduit les mécontents. A Deauville, un seul titre se distingue par une longévité un peu supérieure à celle de ses confrères et par un titre censé charmer le touriste : La Plage fleurie (1919 – 1938).
Le littoral de l’arrondissement de Pont-l’Evêque est, par ailleurs, le cadre de publications saisonnières à vocation touristique qui feront l’objet d’une attention particulière dans la troisième partie de cette étude.
Arrondissement de Caen
L’arrondissement de Caen est de loin le mieux pourvu en matière de presse avec près de cent titres de presse. Pas moins de 82 titres y sont fondés entre 1881 et 1939. La ville de Caen est le lieu d’édition par excellence. Les titres sont très nombreux et il n’est pas question de tous les évoquer. Cependant, quelques journaux se distinguent.
Caen est la seule ville du département à disposer de deux quotidiens sur toute la période. Le Journal de Caen d’abord, qui répand la parole républicaine de 1871 à 1939. Il diffuse son millier d’exemplaires quotidiens principalement sur la place de Caen, mais prend une autre envergure le dimanche en publiant la Semaine normande qui tire jusqu’à 5000 exemplaires. Lors de l’appel à la souscription d’action du Journal de Caen en 1877, Edmond HENRY, fondateur et directeur politique du journal, explique que « le Journal de Caen a été fondé en 1871 pour contribuer à la consolidation du régime républicain, qui est aujourd’hui le gouvernement légal de la France»[5]. Son grand rival est le Moniteur du Calvados. D’un tirage quotidien de 2000 exemplaires en semaine, il diffuse 3500 exemplaires de son édition dominicale. Voix indéfectible de l’Empire depuis 1854, il se résout au régime républicain mais poursuit son combat en faveur des idées conservatrices, au sujet de la laïcité notamment. Les deux quotidiens caennais sont les deux tribunes du débat public à Caen. Les débats y sont toujours vifs et parfois virulents. On prête une large audience à ces deux journaux, et une certaine influence sur l’opinion publique.
Quelle que soit leur influence, ces journaux ne peuvent rivaliser avec le Bonhomme normand qui inonde littéralement le département avec plus de 35 000 exemplaires hebdomadaires. Ce journal est résolument républicain et anticlérical. Mais la portée de son discours est limitée par l’extrême concision des articles, liée à sa parution hebdomadaire. Le Bonhomme laisse bien peu de place aux autres hebdomadaires. Seul L’Eclaireur (1884 – 1939) avec son tirage proche des 6000 exemplaires peut prétendre à une certaine audience. Toutefois, L’Eclaireur adopte le même discours que le Moniteur et amoindrit par la même son intérêt. Il faut également rappeler la présence sur le littoral de l’Avenir de Ouistreham-Riva-Bella qui parait de 1900 à 1928 avec une interruption durant la guerre.
Nous voyons donc que la presse à Caen est extrêmement diversifiée et dynamique. Mais paradoxalement, trois titres monopolisent l’attention du lectorat et influencent la presse de tout le département.
Arrondissement de Lisieux
Lisieux est le premier arrêt des journaux parisiens sur la route de la Normandie. Ceux-ci y sont largement diffusés jusqu’à représenter un tiers des numéros vendus dans le département au début de notre période. Cette présence ne permet sans doute pas le développement d’une presse quotidienne locale. Néanmoins, trente-deux titres locaux parviennent à occuper le terrain médiatique.
Le grand journal de l’arrondissement de Lisieux est le Lexovien. Il détient le record de longévité du département avec 113 ans de parution, de 1831 à 1940. Avec la Troisième République, il adopte une tendance droite-républicaine. Il est largement distribué avec près de 5000 exemplaires deux fois par semaine. Le destin de ce journal est incontestablement lié à la personnalité de son directeur de 1891 à 1942 : Emile Morière. Ce patron de presse a eu pour souci permanent de faire coller son journal à son temps, aussi bien dans les moyens de fabrication que dans le contenu éditorial. Fondé en 1887, Le Progrès Lexovien tente de faire entendre la voix de la gauche républicaine. Un des deux cofondateurs du journal est Henry Chéron qui fait ainsi son entrée sur la scène publique. Chéron a connu par la suite une carrière politique assez brillante sur laquelle nous reviendrons puisqu’elle l’a conduis au sous-secrétariat d’Etat à la Marine.
L’aventure de la presse lexovienne doit son succès à des hommes qui ont su rivaliser avec la presse parisienne en ancrant leur journal dans la modernité.
Arrondissement de Vire
L’arrondissement de Vire est le parent pauvre du département au regard de sa presse[6]. Seize titres seulement paraissent dans l’arrondissement sur notre période. Peu d’entre eux peuvent s’enorgueillir d’une quelconque audience. Le Virois disparaît du paysage de la presse bocaine en 1887 après plus d’un demi-siècle de bons et loyaux services. Sa chute est sans doute accélérée par l’essor spectaculaire du Bocage qui va s’imposer comme le grand journal de l’arrondissement de 1881 à 1941. Attaché aux valeurs de la République et de la laïcité, le journal tire à 4000 exemplaires vers 1900. Son confrère de Condé-sur-Noireau, Le Journal de Condé, a un tirage et une tendance politique similaire. Le parti conservateur ne parvient pas à publier durablement un titre. L’électeur du bocage virois vote conservateur mais lit républicain. Seule La Croix du Bocage parvient à s’imposer durablement de 1897 à 1944.
Eric VAN TORHOUDT établit un lien entre le développement de la presse locale et le degré d’urbanisation. L’arrondissement est une région industrielle très active avant 1914 autour de deux centres industriels d’importance : Vire et Condé-sur-Noireau. Pourtant, comparativement aux autres arrondissements, la faiblesse de l’arrondissement de Vire demeure en ce qui concerne la presse.
Arrondissement de Falaise
Le lecteur de Falaise n’est guère mieux loti que son voisin virois puisqu’il ne dispose que de 11 titres. Le Journal de Falaise fondé en 1830 disparaît au cours de notre période malgré son union avec l’Avenir de Falaise de 1912 à 1919. Cette presse républicaine a visiblement une audience assez restreinte avec près de 2500 exemplaires. A droite, La Lanterne Falaisienne (1884-1920) est plus largement diffusée. Elle se présente comme le « Journal des échos, bruits et nouvelles ». Les autorités préfectorales le conçoivent comme un organe politique au service du député conservateur Paulmier[7] : « Chaque semaine il y écrit un article dans lequel il critique soit les actes du gouvernement soit la plupart des nouvelles lois votées par le parlement. Et comme la plupart des lecteurs de ce journal n’en reçoivent aucun autre, ils acceptent purement et simplement, sans les discuter ni en contrôler le bien fondé, toutes les affirmations et toutes les critiques de leur député ». Ainsi, à en croire le sous-préfet de Falaise, seule la Lanterne peut se prévaloir d’une certaine audience auprès du lectorat de la Belle Epoque. La contradiction est apportée à partir de 1912 par l’Echo de Falaise, plus libéral. L’Echo de Falaise devient le grand titre de l’arrondissement dans l’entre-deux-guerres, pour disparaître à la Libération.
L’arrondissement de Falaise souffre comme celui de Vire de sa faible urbanisation. Les journaux ont bien du mal à se créer un lectorat et la situation et encore plus difficile pour eux dans l’entre-deux-guerres.
Ce panorama de la presse calvadosienne sous la Troisième République nous permet de faire plusieurs constatations. D’abord, les arrondissements de Caen et Pont-l’Evêque se distinguent par une presse particulièrement développée et dynamique. Ensuite, les trois grands titres caennais (Journal de Caen, Moniteur du Calvados et Bonhomme Normand) s’accaparent près de la moitié du lectorat et influencent l’ensemble des journaux du département. Enfin, on voit se dessiner l’influence parisienne sur la presse locale. Son influence sur nos journaux départementaux doit donc être mesurée
[1] QUELLIEN (Jean), MAUBOUSSIN (Christophe), Journaux de 1786 à 1944 , l’aventure de la presse écrite en Basse-Normandie, Caen, CRL de Basse-Normandie et Cahiers du Temps, 1998.
[2] Annexe A, I, 1 : Liste des journaux calvadosiens en cours de publication dans le département (1881-1939).
[3] ADC T2313 - Rapport du sous-préfet de Bayeux sur la presse de son arrondissement (Juin 1880).
[4] QUELLIEN (Jean), MAUBOUSSIN (Christophe), Journaux de 1786 à 1944, l’aventure de la presse écrite en Basse-Normandie, Caen, CRL de Basse-Normandie et Cahiers du Temps, 1998.
[5] ADC T2303 – Archives préfectorales - Journaux de l’arrondissement de Caen (A – L), Second Empire.
[6] La presse de l’arrondissement de Vire a fait l’objet d’un étude particulière dans VAN TORHOUDT (Eric), Histoire de la presse du bocage virois 1823-1945, mémoire de maîtrise, Caen, 1988.
[7] QUELLIEN, MAUBOUSSIN, op. cit.
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