jeudi, avril 13, 2006

La politique navale française

La question navale est au cœur des relations internationales sous la Troisième République. En 1914, Paris est à la tête du deuxième empire colonial du monde. Entre 1870 et 1914, l’Empire français voit son territoire et sa population multipliés par dix. La marine sert à la fois à la conquête, à l’exploitation des colonies et de force dissuasive à l’égard des autres puissances coloniales. D’autre part, les rivalités entre les grandes puissances européennes entretiennent les polémiques autour de l’armement naval. Nous devons donc étudier le regard de la presse sur les ambitions, les moyens, les limites et les enjeux des politiques navales.


Les enjeux de la politique navale française : « La France est-elle en mesure d’assurer la triple responsabilité de défendre nos côtes, de protéger la mobilisation de notre armée d’outre-mer, et de garder nos colonies ? » (EH, 26/02/1936)

Le premier enjeu est lié à la défense de l’Empire. La marine française ne peut être présente simultanément dans toutes les colonies. La stratégie de défense adoptée par la France comme par la Grande-Bretagne consiste à baser des escadres légères et rapides à travers le monde et une flotte principale en métropole. Dans les années 1920, l’essentiel du programme naval de la France obéit à cet objectif. En 1932, on lit que « la France vient d’accomplir un magnifique redressement en bâtiments légers et en sous-marins » (MDC, 22/10/1932). Afficher une capacité d’intervention rapide aux quatre coins du monde vise à dissuader d’éventuels coup de force sur l’Empire. Ce principe de dissuasion a été théorisé sous le nom de « fleet in beeing ». Cela peut se traduire par « flotte en puissance ». Il s’agit de disposer d’une flotte suffisamment efficace et menaçante pour ne pas avoir à en faire usage. Face à l’hégémonie britannique sur mer, l’Allemagne a adopté cette stratégie lors de la reconstruction de sa flotte dans les années 1930. L’Echo honfleurais reprend un propos du Völkischer Beobachter Wehrpolitik qui affirme: « L’importance de chaque puissance navale, même si elle est inférieure par le nombre, est ainsi clairement démontré » (EH, 26/02/1936). Toute l’emprise d’une métropole sur ses colonies repose sur sa capacité à montrer sa puissance militaire. La politique coloniale et mondiale de la France exige un armement naval moderne et efficace.

A cette dimension militaire dissuasive s’ajoute une dimension stratégique. Les tensions franco-allemandes sont persistantes sous la Troisième République. La question de l’Alsace – Moselle entretient l’idée de revanche sur la défaite de 1870. Après la Grande guerre, c’est la question des réparations puis le réarmement allemand qui font craindre un troisième conflit. En cas de conflit en Europe, il faudra assurer le transport des troupes coloniales en métropole mais aussi poursuivre l’exploitation des colonies, indispensable à l’effort de guerre. « Les futurs conflits mettront aux prises des continents, ce qui nécessitera des transports maritimes considérables. » (JDC, 07/02/1936). La Première Guerre Mondiale a démontré le rôle crucial du maintien des liaisons maritimes et l’arme redoutable qu’est le blocus. En 1936, on lit dans l’Echo honfleurais que « notre marine légère moderne serait d’une efficacité indéniable pour la protection de nos lignes de communication » (EH, 26/02/1932). La presse semble donc confiante dans la capacité de la marine française à protéger les lignes coloniales.

En ce qui concerne la capacité d’attaque de la flotte française en cas de bataille navale (bataille d’escadres), la presse est plus réservée. Au début de la Troisième République, la presse affiche sa confiance dans la marine française. Le Moniteur reprend un propos du Temps qui affirme que « la France a mis sur pied la plus formidable armée navale que l’on ait jamais vue » (MDC, 02/12/1882). Toutefois, cet optimisme est exceptionnel. Sur l’ensemble de notre période, la presse se montre extrêmement sceptique quand à la valeur offensive de l’armée de mer. Pour ne pas être accusée d’antipatriotisme, la presse ne critique jamais directement la marine mais se contente de réclamer une « réfection », un « redressement » une « reconstitution » de la marine. Nous lisons dans le Moniteur : « Nous nous trouvons devant la nécessité de construire des navires cuirassés pour répondre à la menace de navires similaires étrangers » (MDC, 22/10/1932). La presse reprend le discours de l’Etat Major de la Marine qui réclame la construction de navires de lignes modernes.

Nous voyons donc que la presse semble convaincue que la marine française saura relever le défi d’une guerre sur mer à condition qu’il n’y ait pas de bataille navale d’envergure. Si la presse et l’opinion connaissent les faiblesses de la marine, pourquoi le gouvernement ne se donne-t-il pas les moyens de satisfaire les ambitions navales de la France ? La presse répond à cette question en évoquant les limites à ces ambitions.

Les limites aux ambitions navales de la France

On distingue deux limites à la course aux armements. Celles-ci sont d’ailleurs très liées : le coût financier et les accords de désarmement.

La première et la principale limite à la politique d’armement est son financement. Chaque année, l’Assemblée nationale discute la loi de finances, proposée par le Gouvernement, qui accorde des crédits à l’armement naval. Une fois la loi de finances adoptée, la Chambre débat sur le programme naval. Ce programme naval fixe le nombre et le type des armements à construire ou à maintenir en service. La transparence n’est pas toujours de mise puisque lors des Affaires d’Egypte (1882), on reproche l’armement de nombreux navires cuirassés effectué sans « demander de crédits au Parlement » et sans « lui fournir quelques explications » (MDC, 08/07/1882). Mais dans la plupart des cas, le programme naval et le budget qui lui est alloué sont bien connus par la presse. Jusqu’à la Grande Guerre, les dépenses d’armement sont critiquées par l’ensemble de la presse. La presse conservatrice y voit l’absence de maîtrise budgétaire des gouvernements républicains. La presse républicaine préférerait que l’argent soit affecté à des mesures sociales. Chacun se demande : « Mais ou prendra-t-on l’argent ? » (PA, 04/02/1911). La presse conçoit un équilibre entre les dépenses d’armement et la sécurité nationale. Cet équilibre varie selon les tensions internationales. On s’aperçoit que l’opinion approuve l’accroissement des dépenses d’armement en période de tensions internationales mais les réprouve en temps de paix. Nous voyons donc que la limite budgétaire est sans doute le frein le plus important à la course à l’armement. D’autant plus que la France doit, contrairement à la Grande Bretagne, entretenir une forte armée de terre. Cependant, nous voyons également que cette limite budgétaire est repoussée en période de conflit.

La seconde limite à ses ambitions navales, la France se l’est imposée toute seule, soit par la volonté de ne pas trop défier la suprématie britannique (avant 1914), soit par la conclusion de traités de désarmement.

Dans l’Entre-deux-guerres, alors que les tensions internationales restent particulièrement vives, les grandes puissances tentent d’imposer une limitation de l’armement. Le traité de Versailles signé le 28 juin 1919 impose à l’Allemagne une limitation de ses armements navals. Certains armements lui sont même interdits, comme le sous-marin. La conférence de Washington se tient du 12 novembre 1921 au 6 février 1922. Elle aboutit à une convention qui limite les armements navals lourds et consacre la supériorité des Etats-Unis, du Royaume Uni et du Japon en ce domaine. Lors du traité de Londres du 22 avril 1930, les trois puissances s’engagent à limiter leurs unités légères. La France refuse de limiter sa flotte légère (très importante pour l’Empire) selon le principe de la parité avec l’Italie[1]. Lors de la Conférence de Genève de 1932, la donne est différente puisque l’Allemagne réclame l’abolition des clauses navales figurant dans la partie V du traité de Versailles. Nous devons rechercher les causes, examiner les modalités et analyser les enjeux du désarmement naval.

La première raison à la limitation des armements est budgétaire. Les dépenses d’armement sont considérables et se font en pure perte. Compte tenu de la course à l’armement, la plupart des équipements sont mis au rancart sans même avoir servi. Aux lendemains de la Première Guerre Mondiale, les « nations anglo-saxonnes ont essayés de confirmer leur hégémonie mondiale à moindre frais en limitant les flottes qui pourraient leur porter ombrage » (JDC, 07/02/1932). En effet, il est aisé de comprendre que la puissance navale d’une nation est relative à celle des autres. La Conférence de Washington établit ce rapport de force en fixant une proportion que ne peuvent dépasser les pays. La France voit sa flotte limitée à 35 % de la flotte anglaise ou américaine. Rien d’étonnant à ce que le désarmement soit mené par les grandes puissances. La politique de désarmement n’est donc en fait qu’un moyen d’asseoir une hégémonie tout en réduisant les dépenses d’armement.

La France a bien du mal à concilier la politique de désarmement avec sa politique extérieure et cela provoque des débats houleux. Les Etats-Unis et la Grande Bretagne veulent mettre la flotte française au niveau de la flotte italienne. Cette « relativité des forces franco-italiennes » est un sujet de discorde. Cette parité, affirme le Moniteur est « contraire la position stratégique de la France à cheval sur deux mers, et à la nécessité de protection de nos lignes coloniales ». Il est vrai que la flotte française est obligatoirement divisée entre l’Océan Atlantique et la Méditerranée. D’autre part, l’Italie dispose de colonies mais on est bien loin de l’Empire colonial français. Pourquoi la France joue-t-elle le jeu du désarmement si elle est perdante ? Comme nous l’avons vu, le poids budgétaire de l’armement est considérable. Or, en 1929, le plan américain Young prive la France des réparations allemandes sans pour autant la délivrer des dettes interalliées qu’elle a continué de rembourser jusqu’en 1932. Il est donc particulièrement délicat pour la France d’engager des dépenses d’armement contre l’avis de son principal créancier. C’est pour cela qu’elle accepte la réduction de ses forces navales. La presse se montre extrêmement critique à l’égard de ce désarmement. La méfiance vis-à-vis de l’Allemagne persiste et s’accroît dans l’entre-deux-guerres. Accusée d’être un oiseau de malheur, comment la presse va-t-elle réagir alors que ses craintes s’avèrent justes dans les années 1930 avec le nouveau défi allemand ?

En attendant de répondre à cette question, nous pouvons conclure sur la politique navale de la France en disant que les enjeux apparaissent disproportionnés face aux moyens mis en œuvre. Les ambitions militaires et coloniales qu’elle affiche sont incompatibles avec ses moyens financiers et sa participation au désarmement multilatéral. D’où nombre de débats dans la presse.



[1] Journal de Caen, « Le désarmement naval à la conférence de Genève », à la Une, 7 février 1932.

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