jeudi, avril 13, 2006

Les gens de mer

a. L’image des marins


Une réelle sympathie pour les marins

Il est impossible de mesurer avec exactitude la sympathie des journaux à l’égard des marins. Toutefois, à la lecture de la presse, nous percevons l’attachement, l’affection témoignée par les journalistes aux populations maritimes. Nous avons vu que le l’amélioration des conditions de vie des marins suscite l’approbation de tous. Nous constatons également que les marins sont très fréquemment nommés « braves gens ». Le marin apparaît en effet dénué de mauvaises intentions, y compris lors des conflits sociaux. On met alors en avant sa naïveté face aux meneurs des syndicats. Une idée récurrente est que le marin est un enfant : « les inscrits sont de grands enfants, de braves matelots de commerce. On punit les enfants mais cela n’empêche pas qu’on les aime tout de même » (JDC, 09/04/1910). Cette idée semble répandue dans les consciences de l’époque puisque André Siegfried[1] considère également le marin comme un « grand enfant ». Cette image d’éternel enfant à des conséquences positives sur l’image du marin mais cela nuit incontestablement à sa crédibilité lorsqu’il tente de s’affirmer, lors des conflits sociaux par exemple.

Preuve d’affection, les surnoms dont sont affublés les marins sont nombreux. On les qualifie «d’enfants de Neptune » (MDC, 24/07/1882) pour condenser leur image d’enfant et leur dimension héroïque. En effet, le héros mythologique est le fils d’un dieu et d’un mortel. En l’occurrence ici, les marins sont les fils du dieu romain de la mer Neptune. On retrouve la même idée dans le surnom d’ « enfants de la mer » (JDC, 21/01/1910)

Une autre manifestation de cette affection est l’emploi de formules telles que « nos populations maritimes », « les familles de nos marins » ou encore « nos braves marins ». On veut ainsi rappeler que les marins appartiennent à la communauté, presque à la famille. L’usage systématique de cet adjectif possessif revêt une dimension affective certaine.

Enfin, cette affection transparaît lorsque la presse s’adresse aux familles des marins disparus lors des naufrages: « Nous voulons seulement ici, en ces lignes hâtives, associer le Journal de Caen aux sentiments d’émotion et de sympathie qui de toutes parts, surgissent à l’occasion de cette épreuve nouvelle » (JDC, 13/02/1910) . Lors des récits de naufrages côtiers, la presse sait que ses articles seront lus avec une émotion particulière sur la côte. Il est extrêmement fréquent, voire systématique comme dans l’Echo Honfleurais, de voir la presse s’adresser aux familles des victimes du naufrage. On s’inquiète de l’absence de nouvelles d’un navire, on s’associe à la douleur de la veuve ; on plaint les orphelins. On ne doute pas que cette compassion soit réelle. La presse témoigne d’une grande affection pour les populations maritimes, d’autant plus dans ces circonstances tragiques.

Des qualités incontestables

La première qualité des gens de mer est le courage. Cette image d’homme courageux provient avant tout des récits de sauvetage. Les sauveteurs défient alors la peur et le danger grâce à leur courage. Le courage est une qualité permanente chez tout les gens de mer. Le Journal de Caen affirme : « On n’est pas matelot français pour des prunes, et nos gens, que le courroux des tempêtes n’effraie jamais, qui sont habitués à lutter contre toute espèce d’obstacle, et même à donner leur vie pour nous sauver des flots » (JDC, 24/07/1882). Pour la presse, le courage est une qualité indispensable pour surmonter les dangers en mer.

Les marins font figure « d’honnêtes et rudes travailleurs » (JDC, 0704/1910). Cette réputation est bien évidemment à relier avec la dureté et la pénibilité du travail en mer. La presse, plus particulièrement la presse républicaine, rappelle que la loi sociale du 17 avril 1907 vise à réglementer les conditions de travail à bord. Personne ne conteste la légitimité de cette loi, preuve que la difficulté du travail en mer ne fait aucun doute.

La solidarité entre les gens de mer est une évidence pour la presse. Cette solidarité est censée garantir la sécurité en mer. L’idée très répandue dans la presse est que la discipline et la solidarité sont les garants de la bonne marche du navire. Tout manquement d’un marin à ce devoir de solidarité est très mal considéré. Alors qu’un vol de cordage a été commis à bord d’un morutier, le Moniteur du Calvados s’indigne de la faible peine de prison à laquelle le voleur a été condamné : « Le marin, plus que tout autre, devrait soutenir et aider son semblable, et celui qui cherche à lui nuire et qui, par son penchant coupable, expose la vie d’un équipage entier, doit être puni sévèrement » (MDC, 17/05/1882).

Le patriotisme est sans doute la qualité principale aux yeux de l’homme de la Troisième République. La presse définit le patriotisme comme le souci permanent de servir la patrie. A chaque conflit social, on se plait à rappeler aux gens de mer leur patriotisme en espérant qu’il sacrifieront leurs revendications en matière de conditions de vie et de travail. Mais ce rappel au patriotisme n’est pas qu’un moyen de pression inventé par la presse, c’est aussi une réalité. Ce patriotisme présumé chez les gens de mer s’explique par le fait que les inscrits sont ceux qui ont les plus lourdes obligations militaires.

La méfiance vis-à-vis des marins à terre

Si le marin suscite l’admiration lorsqu’il est en mer, sa présence à terre provoque souvent l’inquiétude. La solidarité et le courage des gens de mer ont des effets redoutables à terre. Les marins sont très fréquemment impliqués dans des rixes ou des violences. Le 24 juillet 1882, le Moniteur du Calvados publie un article intitulé « Des matelots en bordée »[2]. Le journaliste raconte la mésaventure d’un groupe de matelots qui, à la suite d’une fête patronale, « s’en allait bras dessus bras dessous ayant un grain de gaîté dans la tête ». Une bagarre éclate entre le groupe de matelots et des employés agricoles. L’alcool et l’effet de groupe forment un cocktail détonant et les équipages des navires en escale dans les ports du Calvados s’illustrent bien souvent par leur implication dans des bagarres.

La solidarité des gens de mer fait également craindre des mouvements sociaux de grande ampleur. La grève des inscrits maritimes d’avril 1910 est une conséquence directe de la solidarité des gens de mer. Le Journal de Caen nous décrit l’événement en ces termes : « Les chauffeurs du paquebot « Moulouya» avait abandonné leur poste pour protester contre l’admission à bord de chauffeurs arabes. Ils devaient comparaître samedi devant le tribunal maritime. A la suite de cet incident, les inscrits décidèrent en manière de protestation, l’arrêt de travail pendant vingt-quatre heures, à bord de tous les paquebots en rade de Marseille ».Nous voyons d’une part que l’arrivée de la main-d’œuvre des colonies à bord des paquebots suscite une résistance. D’autre part, nous constatons que le mouvement de grève est déclenché au seul motif de la solidarité entre gens de mer. La presse évoquera d’ailleurs un « mouvement de solidarité maritime » à plusieurs reprises. La solidarité entre inscrits maritimes est redoutée mais pas systématique. En juin 1912, l’appel à la grève générale des inscrits révèle la crainte des autorités de voir jouer la solidarité des gens de mer. Le 17 juin 1912, un télégramme[3] émanant de la Sûreté prie le préfet du Calvados des faire connaître « dès que possible et très exactement » les risques d’extension du conflit social né au Havre et à Marseille. La crainte de voir la situation dégénérer est réelle. La réponse du préfet est rassurante puisqu’il affirme que les pêcheurs du littoral n’ont aucun intérêt à se joindre puisqu’ils sont payés « à la part ». Quant aux inscrits de commerce des ports de Caen et Deauville, on les affirme peu favorables à la grève. Toutefois, la présence majoritaire de Bretons et de Normands dans les équipages marseillais (d’après ce qu’affirme la presse) fait craindre un mouvement de solidarité malgré « le vif désir de ne pas cesser le travail ». Nous voyons donc que la solidarité des gens de mer est crainte car elle dépasse les différences d’intérêts et de statuts.

b. Connaître et comprendre les gens de mer

Le statut des gens de mer

Le statut particulier des inscrits semble bien connu par le lecteur. D’abord, les articles sur l’inscription maritime sont fréquents. Ils évoquent tous le principe de compensation entre les obligations militaires et les privilèges économiques et sociaux. On sait que les inscrits sont plus lourdement astreints que les conscrits de l’armée de terre. Selon le Journal de Caen (09/04/1910), ceux ci doivent à l’Etat 7 années de service dont 5 ans de période obligatoire et 2 ans de disponibilité. L’article rappelle la loi sur l’inscription maritime du 24 décembre 1896. Or, depuis 1905, la durée de service militaire obligatoire a été ramenée à 2 ans pour l’armée de terre. Nous voyons aussi que le régime de l’inscription maritime impose une discipline militaire en dehors du cadre strict de l’armée. Quelles explications la presse donne-t-elle à ces contraintes ? L’idée la plus répandue est celle que la discipline est la clé de la sécurité en mer. La discipline est censée assurer la cohésion de l’équipage et donc la bonne marche du navire. On craint que la remise en cause de cette discipline nuise à « la sécurité au cours des voyages longs et pénibles » (MDC, 07/04/1910). L’autre idée est que l’inscription maritime garantit le recrutement de l’armée de mer. C’est là son principal objectif mais la presse tend parfois à le considérer comme secondaire. Le système vise à organiser le recrutement des équipages de la marine de guerre en terme de quantité et de qualité, sans pour autant désorganiser la marine marchande. En compensation à ce statut contraignant, les inscrits maritimes jouissent d’un certains nombre de privilèges. La loi du 24 décembre 1896 accorde aux gens de mer des garanties en cas d’accident du travail (rapatriement, soins) mais aussi des privilèges comme des concessions gratuites sur le domaine public maritime ou des exemptions de redevances. Une loi du 17 avril 1907 octroie aux marins le repos hebdomadaire (JDC, 21/02/1910). Ces avantages nombreux ne sont jamais contestés par la presse. On reconnaît volontiers la dureté des conditions de travail et de vie des populations maritimes. Toutes les lois qui leurs sont favorables sont unanimement encouragées, même si elles nuisent aux armateurs : la presse va dans le sens de son lectorat et dans celui des gouvernements républicains !

L’éducation de nos marins

L’éducation des marins a une double dimension. Il s’agit d’améliorer l’instruction et les connaissances de marins. Il s’agit également d’améliorer la valeur des équipages de la marine de guerre.

L’éducation des marins commence à l’école primaire. En janvier 1910, une conférence internationale sur la pêche se tient à Bordeaux. C’est l’occasion pour la presse de souhaiter « l’organisation complète et rationnelle de l’enseignement professionnel des pêches dans les écoles primaires des régions maritimes » (JDC, 17/01/1910). Cela indique une volonté de moderniser le monde de la pêche. Il importe d’enseigner aux futurs pêcheurs les compétences théoriques et pratiques nécessaires. Pourtant, l’école républicaine a semble-t-il bien du mal à laisser une place à l’enseignement des métiers de la mer dans les zones littorales, d’autant que les embarquements précoces nuisent à la scolarisation des enfants de marin. On en vient alors à l’idée que les pêcheurs et les marins doivent être formés aux métiers de la mer lors de leur service dans la marine de guerre.

Le 21 janvier 1910, le Journal de Caen publie un article du Petit Parisien qui est très largement diffusé dans l’ensemble de la presse française[4]. Cet article est placé à la Une et mis en page de façon originale : nous pouvons supposer qu’un grand nombre de lecteurs de presse ont lu cet article. L’article est consacré à un projet d’Henry Chéron visant à mettre en place un programme éducatif dans la marine de guerre. On part du constat que lorsque les navires de guerre ne sont pas en mer, les marins disposent de temps libre. Ce « repos normal » risque de se transformer en « paresse dangereuse ». Chéron entend donc utiliser ce temps libre pour inculquer aux marins des notions d’histoire navale et également une éducation technique. L’éducation historique a pour objectif clair d’exalter le « passé de gloire » des marins français. On met sur un pied d’égalité les faits de gloire qu’ils soient civils ou militaires, les « héros de batailles pacifiques et de guerres sanglantes ». On évoque le temps ou la France fut sur mer « une rivale redoutée ». La méthode employée se veut résolument moderne. Aux conférences des officiers s’ajoutent des livrets d’images et des projections cinématographiques. L’objectif avoué est, plus que la connaissance historique, l’ « éducation morale ». Tous ces efforts sont déployés afin d’alimenter le patriotisme, qualité essentielle du soldat de la Troisième République. L’autre aspect de cette éducation est technique. Il s’agit non plus d’améliorer les équipages de la marine de guerre mais de préparer la reconversion dans la vie civile de ces marins. Les enseignements porteront sur « la navigation et les pêches maritimes ». On part du principe que les progrès en matière de méthode de pêche et de matériels échappe à la transmission intergénérationnelle. Il faut que les marins « acquièrent des connaissances dont la vieille expérience de leurs pères ne suffit plus à leur assurer le bénéfice ». Cette éducation technique vise à mettre à profit les années de service national pour doter les marins de compétences nouvelles.

La vie des populations maritimes

Sur l’ensemble de notre période, la presse s’intéresse aux conditions de vie des populations maritimes. Cette vie maritime est perçue comme « une vie âpre et besogneuse » (JDC, 21 janvier 1910). Les journalistes connaissent les exigences des métiers de la mer. Les marins embarqués pour de longues campagnes consacrent leur vie à leur activité professionnelle pendant de nombreux mois. Le Journal de Caen rend hommage à Henry Chéron pour avoir eut «l’indiscrétion de s’intéresser aux pauvres marins « terre-neuvas », de se rendre compte de leur gain misérable, d’aller visiter ces malheureux qui, tout en risquant leur vie dans la plus rude et la plus périlleuse des campagnes, ne gagnent souvent pas de quoi nourrir et vêtir leur famille et il a pris en main la cause de ces déshérités » (JDC, 21/02/1910). Même si le propos est exagéré, il est vrai que cela impose des sacrifices au niveau de la vie personnelle. Le fait que le marin abandonne sa famille à terre au risque de ne jamais revenir est une idée récurrente dans la presse. La presse se plait à dire que le capitaine du Général Chanzy répétait souvent : « J’ai huit enfants qui m’attendent à la maison, je ne veux pas courir le risque de sombrer pour gagner une heure ». Lorsque des gens de mer trouvent la mort en mer, la presse rappelle que leur famille se trouve en conséquence sans ressource et dans le dénuement. Du fait que le travail en mer est difficile et risqué, la presse encourage l’ensemble des mesures visant à améliorer les conditions vie des gens de mer. On qualifie de « mesure excellente » un décret visant à exonérer du timbre les indemnités données aux pêcheurs pour les dommages éprouvés en mer (MDC, 21/11/1882). Le Pays d’Auge rappelle l’aspect bénéfique de la modification de la loi sur la caisse de Prévoyance en 1903. Celle ci avait augmenté les pensions et allocations attribuées aux pêcheurs. Le Journal affirme que cette loi a eut « des conséquences heureuses pour nos marins » (PA, 28/05/1910). Aucune mesure favorable aux gens de mer n’est contestée, et cela toutes tendances politiques confondues. Dans un autre domaine, la presse s’inquiète lorsqu’une ressource est menacée. Les alertes sur la disparition de la sardine, de la morue ou des huîtres sont fréquentes.

Nous voyons donc que la presse se préoccupe des conditions de vie des populations maritimes et particulièrement des gens de mer.

Pour conclure, nous pouvons faire plusieurs constatations. L’omniprésence des naufrages dans la presse participe à la création de deux images. L’image de la mer, d’abord, qui est un mélange de crainte et de fascination. L’image des gens de mer ensuite, qui se caractérise par sa complexité. D’abord, il y a une véritable dichotomie entre l’image du marin en mer, qui fait preuve de courage et de patriotisme, et l’image du marin à terre qui s’illustre par sa violence et sa propension à l’alcool. Il est d’ailleurs évident que la première image balaye la seconde puisque le marin jouit de l’affection de tous. Mais la presse ne se contente pas de véhiculer une image de la mer et des gens de mer. Elle veut également participer à la connaissance du milieu maritime. Plus encore, elle s’efforce de le faire évoluer en faisant des propositions visant à améliorer les conditions de vie et de travail des gens de mer par exemple.



[1] SIEGFRIED (André), Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris, Armand Colin, 1913.

[2] Retranscris dans la revue de presse à la fin de ce chapitre.

[3] ADC M9130 – Grèves générales, CGT, Inscrits maritimes, 1912.

[4] Retranscris dans la revue de presse à la fin de ce chapitre.

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