jeudi, avril 13, 2006

Le « Chéronisme » : étude d’un mouvement social dans la presse


L’événement peut se définir comme un fait incontournable pour l’observateur du monde. Le monde maritime s’impose alors à la presse. L’autre définition de l’événement est la mise en avant par la presse d’un fait qui aurait très bien pu passer inaperçu. Dans le premier cas, la presse ne fait que raconter un événement, dans le second elle le crée ou elle l’amplifie.

L’action politique d’Henry Chéron bénéficie d’une couverture exceptionnelle dans la presse calvadosienne. Ce phénomène sera nommé Chéronisme par les détracteurs de cet homme politique.

Il est difficile de mesurer précisément l’impact du Chéronisme sur la présence maritime dans la presse. Toutefois, on peut faire plusieurs constatations. D’abord, la présence maritime s’accroît de façon visible dans le quotidien qui est dévoué au député du Calvados. Le Journal de Caen publie 18 % d’articles maritimes de plus que son concurrent le Moniteur pour l’année 1910. Le fait est notable puisque la présence d’articles maritimes est identique dans les deux quotidiens tout au long de la période. Nous avons vu également que l’on compte un article pour 2,5 numéros en 1910 contre un article pour 7 à 9 numéros en moyenne sur la période et sur l’ensemble des journaux sondés. Enfin, le Chéronisme crée la Une puisque de mai à juin 1910, 40 % des numéros étudiés comportent un article sur les gens de mer placé à la Une. Nous voyons donc que l’action politique d’Henry Chéron en tant que Sous Secrétaire d’Etat à la Marine se manifeste dans la presse par des articles sur le sujet plus nombreux et mieux placés.

Chéron est sans doute l’un des plus brillants hommes politiques que le Calvados ait vu naître. Né à Lisieux le 11 mai 1867 dans une famille modeste, Henry Chéron se passionne dès le lycée pour la vie publique.[1] Il écrit dans la presse républicaine régionale et participe en 1887 à la fondation du Progrès Lexovien. Il achève ses études de droit et devient avocat au barreau de Lisieux. C’est le moment qu’il choisit pour débuter sa carrière politique à Lisieux. Il transforme les locaux du Journal de Caen en permanence de campagne pour les élections législatives et il devient député de Caen en 1906. Il se fait remarquer par Clemenceau par la remise d’un rapport sur les établissements pénitentiaires[2]. Ce rapport montre comment concilier discipline et amélioration des conditions de détention. En septembre 1906, Clemenceau lui offre le poste de Sous Secrétaire d’Etat à la Guerre. Il améliore les conditions sanitaires, l’alimentation et le confort des soldats, ce qui lui vaut le surnom de « père des soldats » ou de « bonne fée barbue ». A l’occasion d’un débat sur la marine militaire le 29 juillet 1909, le gouvernement Clemenceau tombe. Dans le nouveau gouvernement, Chéron est nommé Sous Secrétaire d’Etat à la Marine avec pour ministre de tutelle un marin reconnu, l’amiral Boué de Lapeyrère. C’est à partir de cette date que l’action d’Henry Chéron va nous intéresser. Il met alors ses talents oratoires et son implication dans le milieu de la presse au service de son action de Sous Secrétaire d’Etat à la Marine.

Pour comprendre son action, nous allons étudier l’exemple des grèves d’inscrits maritimes d’avril 1910.

Les grèves d’inscrits maritimes d’avril 1910

La grève se déclenche le 4 avril 1910 à Marseille pour protester contre l’admission de chauffeurs algériens dans les équipages. Le problème central est celui des conditions de travail du personnel des machines. Durant les six mois qui précédent, Chéron a pris un certain nombre de mesures qui visent à améliorer les conditions de travail des inscrits maritimes. L’occasion est trop belle pour les opposants d’Henry Chéron de critiquer sa politique sociale.

La politique sociale et le statut particulier des inscrits

Le premier reproche adressé à la politique sociale d’Henry Chéron est qu’elle nuit à la discipline. Le 4 avril 1910, le premier article du Journal de Caen met en avant les fermes intentions de Chéron qui montrera « autant d’énergie pour assurer la discipline qu’il apporte de sollicitude à examiner les questions d’hygiène des équipages ». La question de la discipline est posée dès le début du conflit. Le Moniteur affirme qu’elle n’existe plus : « Du moment où les inscrits ne sont pas traités comme des marins astreints aux règles étroites de l’obéissance, du moment où ils peuvent discuter les ordres, et où ils ont le droit de soumettre leur chef à un conseil qui les juge, il ne faut plus compter sur la cohésion si nécessaire à bord et sur la passivité à l’égard des supérieurs. Quelle sécurité alors reste-t-il au cours des voyages long et pénibles ? » (MDC, 07/04/1910). La critique vise l’ensemble des mesures sociales prises par Henry Chéron et ses prédécesseurs pour améliorer le sort des populations maritimes. La grande loi sociale des gens de mer date du 17 avril 1907. Elle avait d’ailleurs été votée à la suite de grèves répétées. Chéron va poursuivre cette œuvre. Il se penche sur le statut des inscrits maritimes, la vie et les ressources des pêcheurs, les relations entre marins et armateurs, la question de l’hygiène. La dernière mesure en date est l’instauration d’un crédit maritime. Mais aucune de ces mesures ne remet en cause la discipline à laquelle sont soumis les gens de mer, même sur les navires civils. L’enjeu affiché est la sécurité en mer. L’intention est louable mais on devine des raisons beaucoup plus terre à terre. La presse conservatrice se fait l’écho des inquiétudes des armateurs. La grève fait bien évidement perdre de l’argent et des clients aux armateurs. En outre, les réglementations en matière de temps de travail, de salaire ou d’alimentation coûtent trop cher au goût des armateurs. C’est sans doute pour cela qu’ils recrutent une partie de leurs équipages parmi des sujets des colonies, ce qui est la cause de la grève. Nous voyons donc que la discipline est invoquée pour remettre en cause l’ensemble des lois sociales. Le point de vue de Chéron est sensiblement le même. Il conçoit les lois sociales, non pas comme une menace, mais comme une contrepartie à la discipline. Il affirme qu’il « lui est impossible de faire la moindre concession au sujet de la discipline qui doit être absolue à bord et dont les règles sont la légitime compensation des avantagent dont jouissent les inscrits. » (JDC, 09/04/1910).

Le Moniteur dénonce les idées sociales de Chéron et réduit son discours à une utopie socialiste : «Hanté d’idées humanitaires irréalisables, il a vu dans l’inscrit le subalterne soumis au patron et il a pris fait et cause pour l’inscrit contre l’armateur. » (MDC, 07/04/1910) A travers Chéron, le journal vise un autre ennemi : le syndicalisme. Il convient donc d’étudier la place accordée au syndicalisme dans ce conflit.

Dans sa première déclaration à la presse, Chéron entend «rechercher les dessous de ce mouvement » (JDC, 04/04/1910). Le mot « syndicat » n’apparaît nulle part mais le sous-entendu est compris par l’ensemble de la presse. Dès le lendemain, la presse affirme les marins « dupés par une poignée de meneurs » (JDC, 06/04/1910). On considère donc que les syndicats (en l’occurrence la CGT, alors « anarcho-syndicaliste ») manipulent les inscrits bien que ceux-ci s’en défendent. Chéron lui-même dénonce « ceux qui parlent au nom de la violence et du désordre » alors que le Moniteur y voit des « menées internationalistes » (MDC, 07/04/1910). Le discours antisyndical est traditionnel dans la presse conservatrice. Pourquoi la presse républicaine adopte-t-elle le même discours ? Chéron a bien conscience que cette grève est perçue comme un désaveu de sa politique. Le Moniteur affirme que la grève des inscrits maritimes est une « condamnation sans appel des théories mises en pratique par M. Pelletan d’abord, et ensuite par M. Chéron » (MDC, 06/04/1910). Chéron a donc tout intérêt à affirmer qu’il s’agit d’une manipulation par une minorité plutôt que d’un mouvement de masse. Il affirme même qu’il s’agit d’un « mouvement révolutionnaire et non pas d’un conflit de travail » (Temps, 04/1910).

Par opportunisme ou traditionalisme, on dénonce le syndicalisme comme le responsable des grèves d’inscrits. Dans ce contexte, comment Chéron va-t-il résoudre le conflit ?

Le premier argument utilisé pour convaincre les inscrits est le patriotisme. Ce patriotisme est systématiquement opposé au syndicalisme. Le nationalisme est présent de façon plus ou moins marquée sur l’ensemble de notre période. L’internationalisme vient contrarier cette définition des rapports entre les peuples. L’appartenance à une nation s’efface devant l’appartenance à une classe. Ce nouveau principe se résume par : « Prolétaires de tous les pays, unissez vous ! ». Nous comprenons donc la crainte de voir le syndicalisme gagner du terrain au sein d’une corporation qui doit intégrer dans l’armée de mer en cas de conflit, notamment pour appuyer l’axe stratégique France-Algérie. Le statut particulier des gens de mer, à la fois civil et militaire, laisse peu de place en principe au syndicalisme. Chéron espère que le sentiment patriotique l’emportera sur les idées internationalistes : « Mes enfants, […] vous qui êtes d’honnêtes et rudes travailleurs, je viens pour vous mettre en garde contre ceux qui tentent de vous détourner de vos devoirs et de la loi, sans quoi il n’y a plus de France, et je sais combien vous aimez cette France que nous voulons grande. N’écoutez pas certaines gens qui vous conduisent sur la mauvaise voie. On vous trompe. Restez dans le devoir. » (JDC, 07/04/1910) Le ton paternaliste de Chéron ne doit pas faire oublier que de lourdes menaces pèsent sur les inscrits. Dès le 6 avril, Chéron ne dissimule pas les risques encourus par les gens de mer si ils poursuivent la grève : « Si vous écoutez les incitations dont vous êtes l’objet, c’est le sort même de l’inscription maritime que vous pourriez compromettre » (JDC, 06/04/1910). La menace n’est pas dissimulée. L’inscription maritime est contestée par une partie de la classe politique. Chéron affirme donc que ce genre de grève ne fait que grossir les rangs des adversaires de l’inscription. Du point de vue des gens de mer, l’inscription maritime est le système qui garantit leurs droits économiques et sociaux. Menacer de supprimer l’inscription est probablement le levier le plus puissant pour faire céder les grévistes.

Le Chéronisme : la politisation d’un conflit social

Nous avons vu précédemment que la quasi-totalité de la presse désavoue la grève des inscrits maritimes. Pourtant, on assiste à une politisation du débat autour d’Henry Chéron. D’abord, la presse se livre au jeu de l’éloge et de la critique. Le Journal de Caen se félicite de « son habituelle clairvoyance et sa merveilleuse activité » (JDC, 06/04/1910). Sans craindre de tomber dans l’ironie, on affirme : « Bien que le Journal de Caen se sente tenu à une discrétion bien compréhensible, il ne peut s’empêcher de souligner la haute portée morale de l’exemple donné par le Sous Secrétaire d’Etat » (JDC, 06/04/1910). Le Journal de Caen est l’organe officiel des partisans d’Henry Chéron, rien d’étonnant alors à ce que le journal ne soit pas avare de compliments. Pourtant, ce portrait n’est sans doute pas trop éloigné de la réalité. A sa mort en avril 1936, la presse dans son ensemble lui reconnaît des qualités de « travailleur infatigable » (Le Petit Parisien) et de « travailleur aux forces illimitées » (L’Intransigeant). La capacité de travail d’Henry Chéron est spectaculaire. Il n’hésite jamais à se rendre sur le terrain, au plus près des problèmes. Compte tenu de ses qualités oratoires incontestables, il ne craint ni la foule ni le débat, même lorsque ce débat est virulent. Cette attitude reposant sur le dialogue est violement critiquée par la tribune des adversaires d’Henry Chéron. Le Moniteur du Calvados a choisi de baser son attaque sur le fait qu’il «agit en avocat qu’il était et non en marin qu’il s’est improvisé. » (MDC, 07/04/1910). Le journal ironise sur les discours de Chéron à bord des navires : « Ces discours à bord n’ont rien de bien militaire ou plutôt rien de bien maritime. La discipline cadre mal avec les phrases. Les ordres d’ordinaire demande à être brefs et on n’a jamais vu un vaisseau conduit au port par de beaux parleurs. Les grands capitaines, d’un mot, qui était un ordre, entraînaient leurs hommes. Je doute que M. Chéron ait autant de succès qu’eux ». (MDC, 06/04/1910). La critique est imparable puisque Chéron n’est effectivement pas un marin. Il est vrai que le ministère de la marine est habituellement le domaine réservé des marins. Pourtant, il n’est pas rare qu’un homme politique occupe un poste pour lequel il n’a aucune prédisposition. Rappelons que c’est la politique sociale d’Henry Chéron dans l’armée qui lui a valut sa nomination au Sous Secrétariat d’Etat à la Marine. Alors que la presse progressiste se félicite que la raison l’emporte sur la force, la presse conservatrice conteste l’efficacité du dialogue social et préférerait que l’ordre soit rétabli par la force (ce que les gouvernements républicains, pour des raisons électorales, ne souhaitaient pas). La presse calvadosienne passe sous silence le fait que les Amiraux tiennent à ce que l’on ne brusque pas les inscrits.

Pour combattre cette campagne anti-Chéron, le Journal de Caen publie régulièrement une revue de presse de journaux favorables à l’action de Chéron. L’objectif est de prouver que la presse soutient l’action de Chéron : « La presse toute entière – à part quelques feuilles réactionnaires auxquelles la passion politique fait oublier jusqu’aux élémentaires notions de justice – est unanime » (JDC, 07/04/1910) ou encore : « il n’y a qu’une voix dans la presse française digne de ce nom » (JDC, 07/04/1910). La technique argumentative est bien connue. Elle consiste à dire : toute la presse dit la même chose que le Journal de Caen ; quoi qu’il en soit, la presse qui ne dit pas la même chose n’est pas une bonne presse. Il est vrai que la presse dans une large majorité, y compris le Moniteur, constate les efforts déployés par Chéron. L’efficacité de la méthode est en revanche plus largement critiquée.

Il apparaît que la presse calvadosienne, et particulièrement les deux quotidiens caennais, politisent l’action de Chéron alors que celle-ci ne suscite guère de débat dans la presse nationale. Cette attitude est sans doute à inscrire dans la perspective des élections législatives qui ont eu lieu quelques semaines plus tard. On affirme que « les électeurs de la première circonscription de Caen l’accompagnent par la pensée dans la rude et noble tâche qu’il a assumée pour le bien de la France » (JDC, 07/04/1910). Le lecteur non averti se demande bien se que viennent faire les électeurs caennais dans la grève des inscrits maritimes de Marseille. La presse lance le coup d’envoi de la campagne électorale. Le Bonhomme Normand confirme en parlant de «notre député, actuel et futur ». Alors que l’adversaire politique d’Henry Chéron annonce son premier meeting, Le Bonhomme ironise : « le candidat protestataire va lancer son premier pétard. Pendant ce temps, l’amiral Chéron se démène comme un diable sur la Cannebière et fait les gros yeux aux inscrits récalcitrants auxquels il voudrait bien pouvoir flanquer un vrai savon de Marseille » (BN, 08/04/1910). Nous comprenons en ces quelques phrases l’enjeu de ce conflit social. Il s’agit probablement de la dernière action publique d’envergure d’Henry Chéron. Chéron doit démontrer sa capacité à résoudre les problèmes mais également être fidèle à ses principes. En l’occurrence ici, il faut démontrer qu’une politique sociale est compatible avec l’ordre.

On peut donc conclure en disant que Chéron et le gouvernement ne plient pas. Ils menacent à mot couvert de réduire les avantages de l’inscription maritime et parviennent ainsi à faire reprendre le travail. Les meneurs syndicaux sont sanctionnés. Les effets de cette fermeté seront favorables à Chéron qui va être réélu député de Caen aux élections de 1910. Si il cesse d’occuper le poste de Sous Secrétaire d’Etat en 1910, l’attachement à l’ordre qu’il manifeste à l’occasion des grèves d’inscrits va sans doute favoriser son élection en tant que sénateur du Calvados en 1913. Le Chéronisme va révéler le poids des convictions politiques dans la question maritime. Politique sociale et discipline, patriotisme et syndicalisme sont autant d’idées difficilement conciliables, et donc autant de prétextes à un débat dans la presse.


[1] QUELLIEN (Jean), Bleus, blancs, rouges. Politique et élections dans le Calvados 1870 – 1939 , Cahier des annales de Normandie n°18, Caen, 1986.

[2] HERAUD (Colette et Guy), « Henry Chéron, Sous-secrétaire d’Etat à la guerre et à la marine », dans Le Pays d’Auge, Revue mensuelle, 44ème année, N°4, Avril 1994.

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