mardi, avril 11, 2006

Les populations maritimes et la lecture de la presse

Aucune source ne nous renseigne de façon directe et complète sur la composition socio-économique du lectorat de presse. La question principale est de savoir si les populations maritimes lisent la presse, ce qui pourrait expliquer la présence importante du monde maritime dans la presse. Pour répondre à cette question, nous devons précédemment d’abord éclairer la diversité des conditions socio-économiques au sein même des populations maritimes. Les degrés d’alphabétisation ou de culture, les différences de pouvoir d’achat et de conditions de vie hiérarchisent ces populations maritimes. Il faut donc appréhender ces populations maritimes dans toute leur diversité pour évaluer leur place dans le lectorat de presse.

Alphabétisation et culture

L’alphabétisation n’est pas un gage de lecture de la presse mais c’est une facteur favorable Nous savons par ailleurs qu’il n’est pas rare qu’un lecteur altruiste lise le journal à ceux qui ne savent pas lire. Au début de la Troisième République, le taux de scolarisation est de 87 % dans le Calvados[1]. A la veille de la Grande Guerre, seul 2 % des conscrits calvadosiens sont illettrés[2]. Une approche par secteur d’activité révèle que le secteur primaire qui comprend l’agriculture et la pêche est plutôt mal loti en ce qui concerne l’alphabétisation. Le pourcentage d’illettrés est de 5,6 % parmi les employeurs et atteint 13,6 % parmi les employés de ce secteur. Cela laisserait penser qu’au sein même des populations maritimes, la lecture de la presse n’est pas une pratique également répandue.

Les données manquent en ce qui concerne le taux d’alphabétisation des gens de mer. André SIEGFRIED est extrêmement négatif sur ce point puisqu’il dépeint le marin calvadosien comme « un grand enfant brouillon et souvent illettré »[3] . Ce jugement renvoie à l’image du vieux matelot du XIXème siècle. Le marin de la Troisième République a incontestablement bénéficié des progrès de l’instruction. A la date à laquelle écrit SIEGFRIED (à la veille de la Grande Guerre), la majeure partie des gens de mer dispose des rudiments de lecture et d’écriture dispensés par l’école primaire. Nous savons d’autre part que les diplômes de capitaine au long cours ou de maître au cabotage exigent des connaissances théoriques et pratiques de plus en plus approfondies[4]. Une bonne maîtrise de la lecture est indispensable.

Dans un discours à la chambre sur la défense de l’inscription maritime en 1910, E. Flandin constate : « Sans doute un certain nombre de jeunes marins sont encore illettrés mais c’est un situation qui s’améliore d’année en année. Nous n’avons rien négligé sur ce point. De nombreuses écoles ont été ouvertes sur tous les points du littoral. Au début, ces écoles n’ont reçu que peu d’élèves mais je suis en mesure d’affirmer aujourd’hui d’après les statistiques, qu’elles sont de plus en plus fréquentées » (Le Pays d’Auge, 28/05/1910).

Politique et syndicalisme

Le lien entre l’implication politique et la lecture des journaux n’est pas un lien direct. Pourtant, la presse est un support privilégié pour l’expression des opinions politiques. Celui qui s’intéresse un tant soit peu à la vie politique ne peut se soustraire à la lecture des journaux. Pour comprendre le rapport des populations maritimes avec les journaux, nous allons tenter de percevoir leur degré d’implication politique.

Le Tableau politique de la France de l’Ouest d’André SIEGFRIED nous offre un point de vue contemporain sur le comportement politique à la veille de la Grande Guerre. « L’esprit politique caennais est un mélange singulier de républicanisme sincère, de conservatisme étroit et d’inconsciente démagogie se mettant au service des plus violentes réactions » (p. 323). La place de Caen est effectivement une zone de débats publics virulents, y compris dans la presse. Cette intense activité politique se reflète dans l’effervescence du milieu de la presse caennaise. Le point de vue de SIEGFRIED ne fait que confirmer ce que nous savions déjà : le lectorat de presse est important à Caen.

Le jugement de SIEGFRIED est plus sévère en ce qui concerne le littoral du département :

«On peut au moins toujours dire que la paysan normand est conservateur. La marin du Calvados n’est même pas cela, car on a l’impression qu’en politique, hormis les côtés les plus troubles et les plus terre à terre d’une élection, rien ne l’intéresse. [ .] La matin d’un vote, il ne sait pas le plus souvent ou ira sa voix, et ce ne sont pas seulement les petits vers et les écus, mais aussi les mouvements collectifs et impossibles à prévoir du dernier moment qui décident – réellement à pile ou face – du sens de son bulletin.

C’est jusqu’à l’absurde (exception faite pour les villes républicaines conscientes comme Honfleur), l’absence de toute direction, à tel point qu’on peut dire, sans exagérer, que politiquement, cette partie de la côte bas-normande n’existe pas. »

SIEGFRIED accorde beaucoup d’importance au rôle de la propriété foncière dans la formation de l’opinion. Or, les populations maritimes ne s’attachent que peu à la terre. Ce verdict affirmant l’inexistence politique des populations maritimes apparaît trop sévère.

L’activité des syndicats maritimes vient contredire ce jugement. Dès 1882, une pétition des « maîtres au cabotage de tous les ports de France demandent que tout bateau à vapeur, quels que soient son tonnage et la navigation auquel il est affecté, sauf la navigation de plaisance, doit être commandé par un marin porteur du brevet de capitaine au long cours ou de maître au cabotage » (MDC, 22/07/82) Si le terme syndicat n’apparaît pas, l’idée d’union corporative pour défendre les intérêts d’un groupe social est bien là. D’autre part, la première décennie du XXème siècle voit se multiplier les conflits sociaux menés par les syndicats d’inscrits maritimes. La solidarité entre les gens de mer contribue à faire de ces syndicats des outils politiques puissants.

Nous voyons donc que l’engagement politique des gens de mer s’inscrit plus volontiers dans le cadre syndical que dans celui des élections. Néanmoins, ils participent au débat public. La médiatisation des grèves maritimes montre que la presse est bien témoin de cette activité syndicale. Les populations maritimes ont donc certainement recours à la presse pour s’informer de l’avancement de leurs combats politiques.

Pouvoir d’achat et conditions de vie

Le pouvoir d’achat détermine-t-il la lecture de la presse ? Le prix du journal n’est plus un critère discriminant. La volonté de conquérir les masses a entraîné une baisse du prix du journal. Le journal à un sou a permis la démocratisation de la lecture de la presse. En 1938, un marin pêcheur de Port-en-Bessin gagne entre 9 et 18 000 francs par an. Un marin de commerce gagne entre 700 et 800 francs par mois (nourri, logé)[5]. Un quotidien coûte alors près de 50 centimes. Le prix du journal ne semble pas être un facteur discriminant. Les différences de pouvoir d’achat ne déterminent pas directement la lecture de la presse. Toutefois, le niveau de vie influence le mode de vie. La principale richesse des classes dirigeantes est sans doute d’avoir du temps. Le loisir est le propre du mode de vie des notables. Or, la lecture de la presse réclame du temps. Les armateurs ou encore les dirigeants des compagnies maritimes disposent bien évidement de ce temps de loisir. La plupart des activités en rapport avec la mer comme les services, l’industrie ou l’artisanat laisse un peu de temps pour lire la presse. Bien qu’exerçant une activité maritime, ces populations ont un mode de vie proche de celui des classes ouvrières ou des classes moyennes. L’amélioration des conditions de travail en terme de salaire et de temps de travail permet aux classes populaires d’accéder un peu plus aux loisirs et donc à la lecture de la presse. Mais ce mode de vie est bien éloigné des conditions de vie en mer. Les pêcheurs qui participent aux campagnes de grande pêche ne disposent d’aucun journal pendant près de 9 mois. Le métier de pêcheur, même quand il est exercé près des côtes, laisse peu de temps libre pour lire le journal. Nous constatons donc que les populations maritimes font partie du lectorat de presse mais leur mode de vie leur laisse peu de temps pour lire la presse.

Les indicateurs que sont l’alphabétisation, l’implication politique et le niveau de vie nous permettent de penser que les populations maritimes sont bel et bien présentes dans le lectorat de presse de la Troisième République. Toutefois, rien ne permet de penser qu’elles y sont sur représentées. Nous devons considérer le lectorat dans son ensemble pour deviner un intérêt pour l’information maritime qui justifierait cette forte présence dans la presse.



[1] Chollet (Joseph), « L’instruction dans le Calvados (1820-1965) : effectifs, niveaux, progrès », Actes du 95ème Congrès national des sociétés savantes, Reims, 1970. Paris, C.T.H.S., 1974, t.1, pp 461-480.

[2] DESERT (Gabriel), « Les progrès de l’Instruction primaire dans le Calvados XIX et XXe siècle », Rouen, Cahier d’histoire de l’enseignement, n°2, 1974.

[3] SIEGFRIED (André), Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris, Armand Colin, 1913.

[4] Commandant TRAIZET (Jacques), Président d'Honneur de l'Association Amicale des Capitaines au Long Cours Français., http://capitaineslongcours.online.fr/, 1986.

[5] DUPRE (Philippe), op. cit.

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