mardi, avril 18, 2006

Pourquoi le Calvados de la Troisième République ne dispose-t-il pas d’une presse portuaire ?

Cette question pose en réalité deux interrogations. La première concerne les journaux qui étaient portuaires et qui ne le sont plus. Il faut donc établir les causes de cette mutation. La seconde porte sur l’absence de création de journaux portuaires sur notre période alors même que certains ports se développent. Il convient alors de révéler les obstacles à la publication d’un titre portuaire. Dans les faits, les difficultés rencontrées dès lors que l’on projette de fonder une journal portuaire sont les mêmes qui motivent la migration vers un contenu généraliste.

La perte d’importance socio-économique des gens de mer

Une publication portuaire est destinée aux populations maritimes. Pour preuve, la seule ville qui voit durer une presse portuaire est celle qui compte le plus de gens de mer. En effet, en 1919, Honfleur compte 830 inscrits maritimes[1] pour une population totale de près de 10 000 habitants. Environ une famille sur trois vit de la mer et du port. Il est bien évident que la présence d’un nombre important de marins dans une ville assure à la presse portuaire un lectorat presque acquis d’avance. Le caractère maritime de la presse honfleuraise est fondé sur la composition de son lectorat. A cela s’ajoute ce que l’on pourrait appelé une « conscience portuaire ». Les Honfleurais entretiennent tous un rapport privilégié avec la mer. Ici plus qu’ailleurs, on a l’impression de disposer d’un héritage de ville portuaire. C’est ce poids humain et historique de la mer qui permet la création d’un journal portuaire. Ce poids des gens de mer dans la population entretient la tendance portuaire de la presse honfleuraise (dont nous reparlerons) mais n’empêche pas son évolution vers un contenu généraliste. Le poids humain du monde maritime apparaît comme une condition nécessaire mais non suffisante à l’implantation d’une presse portuaire. A l’échelle du département, le lien entre le sujet portuaire et les populations maritimes est moins évident. Sur notre période, la population masculine exerçant une activité maritime ne cesse de décroître jusqu’à représenter mois de 5 % de la population masculine totale[2]. Or, le sujet portuaire voit sa présence s’accroître jusqu’à la Grande Guerre, chuter brutalement en 1920, et reprendre sa place dans l’entre-deux-guerres. Cela démontre que la présence du sujet portuaire dans la presse généraliste ne repose pas exclusivement sur les populations maritimes. En revanche, on devine que ce déclin des populations maritimes empêche toute création de journal portuaire. Le déclin du poids socio-économique des populations maritimes est un des éléments pouvant expliquer l’absence de journal portuaire.

La concurrence de la presse généraliste et balnéaire

Nous savons désormais que le monde maritime est très présent dans la presse généraliste calvadosienne. Plus particulièrement, toutes formes de présences confondues, les thèmes des activités portuaires et du transport maritime représentent 44 % de la présence maritime dans la presse[3]. Or, ces deux sujets constituent les deux préoccupations majeures de la presse portuaire. Le mouvement de chacun des ports du département est retranscrit dans un grand journal généraliste. Ainsi, nous savons que les deux grands quotidiens caennais diffusent bien évidement le mouvement du port de Caen ; Le Lexovien publie le mouvement du port de Trouville-sur-mer à la Belle-Epoque. De la même façon, les horaires des marées ou la météorologie font l’objet de bulletins dans les grands titres du département. Si la presse généraliste remplit également le rôle de la presse portuaire, le lecteur Calvadosien va préférer acheter un grand titre pour ne pas se contenter d’informations maritimes. Le goût de l’information se répand avec la Troisième République. Ce phénomène est bien compris par la presse honfleuraise qui fait le choix d’élargir son contenu pour devenir une presse généraliste. Ainsi, elle devance l’implantation d’un concurrent généraliste qui aurait pu provoquer sa perte. A Caen, aucun journal portuaire n’est publié. Rien d’étonnant ! Le Journal de Caen et Le Moniteur du Calvados diffusent quotidiennement ou presque l’ensemble des informations portuaires. Aucune publication ne peut rivaliser. Le lecteur retrouve toutes les informations générales qu’il souhaite, tout en étant informé au jour le jour sur les activités du port. Nous voyons donc que la presse portuaire ne peut résister à la concurrence d’une presse généraliste qui laisse une large place au monde maritime, notamment portuaire.

Pour ce qui est de la presse balnéaire, la concurrence qu’elle exerce est d’une autre nature. A priori, il n’y a pas de concurrence entre les deux types de presse maritime. L’un s’adresse aux gens de mer et concerne le port, l’autre s’adresse aux touristes et concerne la plage. Pourtant, l’aventure de la presse balnéaire séduit bien plus les hommes de presse que la presse portuaire. Comment expliquer ces réticences à fonder un journal portuaire plutôt qu’une publication balnéaire ? A Trouville, le port est en pleine expansion jusqu’à la Grande Guerre. Le trafic du port concernant le transport des voyageurs atteint même 320 000 passagers pendant la Première Guerre Mondiale. Pour ce qui est du trafic marchandises, le tonnage augmente également en raison des importations de houille. Cet essor du port ne va pourtant entraîner aucune fondation de journal portuaire. Les initiatives en matière de presse ont tendance à regarder d’avantage du coté de la plage que du coté du port, puisque la presse balnéaire va connaître un développement unique dans la cité. Il est vrai que les gens de mer sont assez peu nombreux face aux milliers de touristes. On ne dénombre que 430 inscrits maritimes à Trouville en 1919[4]. De plus, la propension à lire la presse est beaucoup plus importante chez les touristes que chez les gens de mer. Fonder un journal portuaire parait être une aventure moins risquée que la presse balnéaire. Bien que l’importance du port de Trouville ne soit pas négligeable, aucun journal portuaire n’a été fondé.

La presse balnéaire est bien une concurrente de la presse portuaire par le fait qu’elle capte toutes les initiatives et les capitaux.

L’absence de presse portuaire dans la Calvados sur notre période est sans doute liée au déclin socio-économique des populations maritimes. Plus directement, il faut attribuer cette absence à la concurrence de la presse généraliste avec un contenu très maritime, et à celle de la presse balnéaire qui capte les hommes et les capitaux. Cependant, s’il n’existe plus de journaux portuaires, la presse des villes portuaires porte l’héritage de cette ancienne presse maritime.



[1] BUC FN : Rapport sur les travaux de la Chambre de Commerce : documents statistiques concernant le commerce des ports de Honfleur, Trouville et Dives en 1919, Honfleur, 1921.

[2] Annexe B, I, 1 : Composition socio-économique du littoral calvadosien, 1876 – 1936.

[3] Annexe C, I, 3 : Les thèmes maritimes présents dans la presse calvadosienne.

[4] BUC FN : Rapport sur les travaux de la Chambre de Commerce : documents statistiques concernant le commerce des ports de Honfleur, Trouville et Dives en 1919, Honfleur, 1921.

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